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Petit Eyolf

© Christophe Raynaud De Lage

Texte de Henrik Ibsen, mise en scène et scénographie Sylvain Maurice, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

Un tapis noir brillant au sol, un grand écran qui ouvre sur l’horizon, une jetée s’avançant dans la mer. La lumière est au cœur du sujet, visible et invisible. Dans cette scénographie épurée se déroule un drame des plus cruels, la mort d’un enfant et les déchirements que cela entraîne.

Petit Eyolf (Murielle Martinelli) retrouve son père, Alfred Allmers de retour de voyage de manière inattendue (David Clavel). Écrivain, Alfred s’isole épisodiquement pour écrire et s’absente en principe six à sept semaines. Avant de rentrer il a pris la décision de suspendre sa grande œuvre et de cesser de se déplacer pour consacrer plus de temps à son fils, handicapé moteur. Cette fois il n’a pas même écrit une ligne avoue-t-il à sa femme, Rita (Sophie Rodrigues), à qui il annonce ses résolutions, car « ce qu’on fixe sur le papier ne vaut pas grand-chose » ajoute-t-il. Depuis quelque temps le couple Alfred-Rita bat de l’aile, Rita sent qu’Alfred lui échappe, elle en parle avec Asta, la demi-sœur d’Alfred (Constance Larrieu) tout en vidant la valise.

© Christophe Raynaud De Lage

Entre le père et le fils ce sont de jolies retrouvailles. L’enfant a mis son beau costume, dit à son père vouloir apprendre à nager comme les autres enfants et avoir pour projet de devenir soldat. Il porte déjà comme un uniforme. La Dame aux rats qui le fascine (Nadine Berland) et dont il parle avec son père justement passe par là, au moment où la sirène se fait entendre. On l’invite dans la maison. Très excentrique, un peu toquée, elle s’amuse à raconter sa capture des rats avant de passer sa route au son de l’accordéon. Est-elle le mauvais œil, ou l’image de la mort ?

Les adultes parlent entre eux, Petit Eyolf a la permission de descendre au jardin, il rejoint quelques enfants sur la plage. Il ne reviendra pas. La montée dramatique de cette première partie du spectacle mène au silence, à l’absence, au vide. L’enfant a disparu. L’enfant s’est noyé. Le fjord pourtant garde un air endormi, plein de son mystère.

Alfred est sur un banc, la douleur est grande, il cherche à comprendre le sens de cette mort, évite sa femme et recherche la compagnie de sa sœur. Celle-ci lui apprend qu’elle n’est qu’une demi-sœur et qu’elle en a trouvé la preuve dans les papiers de famille. Elle partira avec Borgheim, l’ingénieur amoureux d’elle mais dont elle ne voulait pas entendre parler (Maël Besnard), même si Alfred la supplie de rester. La sirène du vapeur sonne le départ, comme un autre glas.

© Christophe Raynaud De Lage

Chagrin, culpabilité, remords, rongent les parents du Petit Eyolf qui se déchirent et s’accusent mutuellement face à leur responsabilité dans ce drame : « Tu ne l’as jamais vraiment aimé » dit Alfred, « Nous n’avons jamais conquis ce garçon, nous portons le poids de cette mort » répond-elle. L’interdépendance qui lie les personnages de la pièce tisse une toile où passe la navette des mensonges et des vérités, les non-dits. L’image de l’enfant gisant au fond de l’eau, les yeux grands ouverts les hante. « J’ai rêvé d’Eyolf. Je l’ai vu remonter de l’embarcadère, comme les autres » se convainc le père.

Comment supporter la vie ? Chacun cherche sa réponse. Alfred voudrait venger Eyolf et remonter là-haut, dans la solitude de la montagne où il peut écrire, Rita refuse de rester pour ne pas revivre ce qu’ils ont été autrefois. Ensemble, ils reviennent sur leur propre histoire. « Notre amour était un feu dévorant. Tu étais si terriblement belle… » « Je ne me souviens de rien. » Ensemble cependant ils entrent dans une démarche de résilience, cherchant à « remplir le vide avec quelque chose qui ressemble à de l’amour. » Et ils découvrent qu’ils pourraient se rendre utiles à d’autres enfants, moins chanceux que le leur, en leur ouvrant la porte pour « adoucir le destin de ces petits voyous. » Et tandis que Petit Eyolf s’est échappé et vogue, ils prennent un nouveau départ en regardant « vers le haut, vers le grand calme, vers les étoiles » tandis que toujours « l’eau frappe. »

© Christophe Raynaud De Lage

Henrik Ibsen (1828-1906) a écrit Petit Eyolf en 1894 et la pièce fut jouée en janvier 1895 au Deutsches Theater de Berlin. Comme dans ses autres pièces, l’auteur creuse ses obsessions en se confrontant avec le passé pour tenter d’écrire le présent. Grand dramaturge norvégien, il fut personnellement brassé dans la faillite des affaires paternelles qui ont entraîné la désunion de la famille. Écartelé entre l’alcoolisme du père et le mysticisme de la mère, qu’il fuira, Ibsen est marqué au fer blanc. Solitaire et taciturne, il mène une vie relativement marginale à Bergen dont il dirige un temps le Christiania Theater puis erre entre le Danemark, l’Italie et l’Allemagne. Il ne rentrera en Norvège qu’en 1891 après vingt-sept ans d’absence et avec une notoriété internationale d’écrivain. Car il a toujours écrit, même si la reconnaissance n’est pas venue tout de suite. Ses pièces ont une grande puissance. La première, Catilina, est publiée en 1850. Il y en a de nombreuses autres dont les plus représentées – Maison de Poupée (1879, Les Revenants (1881), Un Ennemi du peuple (1882), Le Canard sauvage (1884, Hedda Gabler (1890), Solness le constructeur (1892), John Gabriel Borkman (1896). Son théâtre est intime, cruel et humaniste.

Metteur en scène de Petit Eyolf, Sylvain Maurice a monté en 2016 l’immense chronique d’Ibsen, Peer Gynt, publiée en 1867. Après avoir dirigé pendant dix ans le CDN de Sartrouville, il travaille depuis 2023 avec sa nouvelle compagnie [Titre Provisoire] en Finistère sud, et propose un cycle intitulé Enfant, Enfances, Adolescences. Dans ses dernières mises en scène il radiographie les couples qui se déchirent mais qui ne sombrent pas. Ainsi dans La Campagne, de Crimp, pièce qu’il a mise en scène la saison dernière.

Dans la vision tragique de Petit Eyolf, bien portée par les acteurs dans ce qu’ils tissent entre leurs personnages de façon chorale, l’angoisse monte avec la succession d’événements qui se déroulent au premier acte. On entre ensuite dans une sorte d’Inachevé, au sens schubertien du terme, au fil de l’échange qui se construit entre les vivants et les morts.

Brigitte Rémer, le 27 mars 2024

© Christophe Raynaud De Lage

Avec : Nadine Berland, La dame aux rats – Maël Besnard, Borgheim – David Clavel, Alfred – Constance Larrieu, Asta – Murielle Martinelli, Eyolf – Sophie Rodrigues, Rita. Lumières Rodolphe Martin – son Jean de Almeida – collaboration à la scénographie Margot Clavières – direction technique André Néri – régie générale Marion Pauvarel – administration et diffusion En votre compagnie

Du 8 au 16 mars 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets Centre Dramatique National du Val-de-Marne, 1 rue Raspail. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : 21 mars 2024, L’Archipel, Scène de territoire de Fouesnant – du 9 au 11 avril – Le Quai – CDN d’Angers

Réparer les vivants

© Elisabeth Carecchio

D’après le roman de Maylis de Kerangal – Version scénique et mise en scène Sylvain Maurice – Au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville.

Un acteur et un musicien dans l’instabilité des décisions à prendre : le premier, Vincent Dissez, porteur d’une histoire de mort et de vie, d’une course contre la montre traduite par un tapis roulant qui lui file sous les pieds ; le second, en surplomb, Joachim Latarjet monté sur une plateforme avec ses instruments – trombone, guitare, piano et voix – porteur du commentaire musical et sorte de conscience, soutient la prise de décision.

Il n’est pas rien de décider du don d’organe. C’est de ce thème dont traite – sous l’angle affectif, médical et éthique – le roman de Maylis de Kerangal qui rencontre, depuis sa publication en 2014, un vif succès public et a reçu de nombreux Prix.

Du surf au petit matin dans des eaux froides avec trois copains, le plaisir de la vie, une passion. L’accident de voiture au retour. Simon, dix-neuf ans, déclaré en état de mort cérébrale. Le médecin qui annonce à la mère, Marianne, que les lésions sont irréversibles mais que le cœur bat encore. L’espoir. Le père et la mère, séparés, devant leur culpabilité, le père pour avoir transmis la passion du surf à son fils, addict aux risques. Tous deux face au choix de faire don du cœur de leur fils ou non, tel que l’énonce l’infirmier spécialiste des dons en vue de transplantation. Comment décider pour Simon, aurait-il choisi d’être donneur, et comment supporter ? Toutes questions auxquelles il devient impossible de répondre avant d’apprendre à conjuguer au passé. Alors que tout laisse à entendre que la réponse s’annonce négative, ils donnent leur accord. Faire entendre à Simon le bruit de la mer une dernière fois, avant la déchirure, tel est le geste demandé.

La machinerie alors se met en marche, il n’y a que quatre heures possibles entre l’incision sur le donneur et la réalisation de la transplantation. Tous sur la ligne de départ : transports, préparation, équipes sous pression, Claire la receveuse de cinquante et un ans, sa vie entre parenthèses de 23h50 jusqu’au réveil six heures plus tard, avec un autre cœur. C’est ce timing, geste après geste, qui est restitué par Vincent Dissez avec une extrême intensité, beaucoup de fluidité et de légèreté dans le corps, comme dans l’inspiration-expiration, des points de suspension traduits en musique qui permettent au spectateur de reprendre souffle, aussi.

Il existe une véritable osmose entre le texte, l’acteur et le musicien, l’environnement scénographie et lumières d’Eric Soyer, qui signe la réussite du spectacle sur un thème pourtant plein de gravité. La clarté et la finesse du travail de mise en scène et de direction d’acteur signé Sylvain Maurice sont à saluer, l’acteur interprétant les différentes partitions : il est le narrateur, le surfeur et ses copains, le médecin, la mère et le père, l’infirmier spécialiste du recueil d’organes, le médecin chargé de la greffe, la greffée. Et le titre, vient d’une parole de Tchekhov dans Platonov, affichée sur la porte d’un Professeur, à l’hôpital : « Enterrer les morts, réparer les vivants. » Une notion de réparation où physique et mental se rejoignent dans une tension qui ouvre sur une ode à la générosité et à la vie. Car il est en le pouvoir du théâtre de faire revivre les morts.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2017

Du 14 au 24 juin 2017, au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville. Tél. : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com

Avec Vincent Dissez et Joachim Latarjet – D’après le roman de Maylis de Kerangal publié par Verticales/Editions Gallimard – Assistant à la mise en scène Nicolas Laurent – scénographie Eric Soyer – lumières Eric Soyer en collaboration avec Gwendal Malard – composition originale Joachim Latarjet – costumes Marie La Rocca – son Tom Menigault.